Le comportement de cet indice est à lui tout seul un véritable défi aux modélisateurs, analystes financiers, etc., qui cherchent à prévoir ou comprendre son évolution. Ils mettent en place des modèles, des cartes, qui visent à remplir des objectifs très distincts. Ces cartes sont très différentes selon l'utilisation que le gérant, trader, banquier, économiste, etc., désire en faire.
Evolution du S&P 100 1983-1999
La figure 1 montre l'évolution du cours de clôture du S&P 100 de 1983 à 1999. Pour comprendre cette évolution et surtout modéliser son évolution future, la théorie économique et financière s'est divisée en quatre grandes approches.
La première est celle des modèles que nous qualifierons de "fondamentaux" et qui cherchent à relier l'évolution des cours boursiers à l'évolution de la situation économique des entreprises ou des nations. Cette approche offre des possibilités de prévision à moyen terme, mais ne permet absolument pas de comprendre ou de prévoir les évolutions à plus court terme (inférieures à un an). L'impact des ces mouvements de court termes pouvant être colossaux pour une banque ou une institution financière, cette approche est en général considérée comme insuffisante.
La deuxième approche, peu orthodoxe d'un point de vue théorique, est basée sur une analyse pragmatique de l'évolution des cours: "s'ils se sont comportés comme cela dans le passé, ils le feront aussi dans le futur". On cherche donc à identifier des figures géométriques, des tendances, des schémas répétitifs, etc., dans le mouvement des cours. Cette analyse permettrait alors de prédire l'évolution future. On parle d'analyse chartiste. Ces techniques, controversées, remportent un certain succès auprès des acteurs du marché, mais sont dénigrées par les théoriciens. Uniquement destinée à la prédiction, il faut bien dire que l'analyse chartiste n'a jamais réellement fait ses preuves.
La troisième approche, celle qui nous intéressera particulièrement ici, est fondée sur la théorie des probabilités. Les cours suivraient donc certains processus aléatoires bien particulier, qu'il faut identifier et comprendre. Le caractère aléatoire de cette modélisation en fait une théorie axée sur les espérances de gains, les risques de perte, etc., mais pas les prévisions. L'objectif poursuivi n'est donc plus du tout le même. Nous y reviendrons plus en détail.
La dernière grande voie de recherche est axée sur le comportement des agents financiers. En étudiant les choix d'un "boursicoteur", on cherche à comprendre comment une information se propage, comment des rumeurs peuvent naître, comment les mécanismes d'imitation conduisent à des inneficiences, etc. Nous ne rentrerons pas dans le détail de ces modèles, récents et encore peu développés. De nombreuses autres modélisations de l'évolution de la bourse ont été proposées, mais nous pensons avoir évoqué les principales.
Figure 2: Le S&P 100 avant le krach
Il semble que l'on est en présence d'un changement de régime très net. Pourtant l'étude des journaux de l'époque montre qu'aucune nouvelle économique, politique, etc., ne justifie un tel saut. Que peuvent nous apprendre des modèles de prévision à long terme ou des techniques chartistes sur un évènement aussi exceptionnel, d'une ampleur sans précédent dans l'histoire de la bourse américaine[1]? Sans doute pas grand chose. Ces cartes1999 sont donc extraordinairement inadaptées à certaines spécificités du territoire qu'elles visent à représenter. Une carte axée sur les probabilités, le risque, etc., aurait-elle plus à nous enseigner sur ces mouvements de forte ampleur? L'objet des prochaines parties est de nous montrer que, par un mécanisme complexe d'interactions entre la carte, son utilisateur, et le territoire qu'elle représente, une telle carte peut faire bien plus (moins?) que cela!
La question à 1000$ est "Que s'est-il donc passé le 21 octobre 1987"?
Nous allons à présent nous concentrer sur le modèle probabiliste de l'évolution des cours. Ce modèle propose une carte relativement simple de ce territoire si complexe, par le biais du mouvement brownien. C'est Bachelier, dans sa thèse de 1900, intitulée "Théorie de la spéculation", (refusée dans un premier temps par le jury présidé par Poincaré!) qui propose le premier de représenter les mouvements des cours boursiers par un mouvement brownien. Ce processus, observé par le biologiste Brown lors de son étude sur la suspension du pollen, fut formalisé mathématiquement par Einstein, puis par Langevin. Il est le prototype de ce que le mathématicien B. Mandelbrot appelle le hasard "raisonnable", par opposition au hasard "sauvage". Ce mouvement est donc la formalisation mathématique la plus simple et la plus fondamentale d'un système soumis à des aléas. Il repose notamment sur la célèbre loi gaussienne (la courbe en cloche de Gauss), également appelée loi normale. Black et Scholes, en 1973, publient un article qui détient aujourd'hui encore le record du nombre de citations dans un article scientifique, et dans lequel il propose de modéliser les variations des cours boursiers par ce même mouvement brownien. Leur modèle présente l'avantage d'être simple d'usage, notamment grâce aux formidables propriétés de la loi de Gauss. Leurs hypothèses sont certes peu réalistes et en désaccord avec les observations empiriques, mais la carte qu'ils proposent obéit à un seul véritable impératif: donner un prix aux produits dérivés. Ce n'est pas dans les hypothèses ou la similitude de structure avec le territoire qu'elle vise à représenter qu'il faut voir l'intérêt de la carte proposée par Black et Scholes, mais bien dans sa finalité et son utilisation. Il n'existait en effet jusqu'alors aucune méthodologie générale pour évaluer le prix de ces actifs financiers si particuliers.
Rappelons ici brièvement ce qu'est un produit dérivé. Il s'agit de produits financiers dont le flux final, i.e. la valeur finale, dépend directement d'un autre produit. On parle aussi d'actifs contingents (à un autre actif). Le cas le plus courant est celui des options sur indice, dont la valeur terminale dépend du comportement de l'indice sur une période. Ainsi, une option d'achat (de vente) de prix d'exercice K et de maturité T portant sur le S&P 100 offre à son porteur le droit, mais pas l'obligation, d'acheter (de vendre) à la date T et à aucune autre date, l'indice S&P100 au prix K. La transaction est réalisée avec celui qui a vendu l'option.
L'option a bien entendu un prix, mais est-il pour autant possible de le déterminer "rationnellement"? La position du vendeur de l'option est clairement risquée: s'il vend 5 une option d'achat de prix d'exercice 10 sur un indice qui atteint la valeur 20 à la maturité, il aura perdu 20-10-5=5 dans l'opération. En effet, il aura encaissé 5 en vendant l'option, puis, à la maturité son client voudra exercer son option d'achat et il lui faudra donc acheter l'indice à 20 pour ensuite le revendre 10. Pour modéliser et gérer ce risque, les acteurs financiers ont adopté une attitude probabiliste qui considère que le prix de l'option est une sorte de moyenne de sa valeur terminale[2]. Le modèle de Black Scholes, véritable percée conceptuelle dans le domaine, est le premier modèle mathématique rigoureux qui donne un prix à de telles options. Se fondant sur une carte gaussienne pour modéliser les variations de l'indice, ces auteurs ont montré que le vendeur d'une option peut éliminer totalement son risque s'il vend l'option à un prix particulier, qui est le seul prix acceptable dans le modèle.[3] La carte gaussienne est bien entendu erronée — laquelle ne le serait pas? — et de manière assez marquée. Un exemple frappant suffira à illustrer notre propos: sous les hypothèses de Black et Scholes, un évènement comme le krach de 1987 se produit en moyenne une fois tous les 15 milliards d'années, soit environ l'âge de l'univers estimé par les physiciens1999. Ces approximations rendent bien entendu la vente d'options au prix de Black et Scholes beaucoup plus risquée que ne le suggère le modèle, mais ce n'est pas cela qui va nous intéresser.
Les opérateurs du marché sont à l'origine du prix, puisque celui-ci n'est rien d'autre que le prix auquel A vend un produit à B. Si ces même opérateurs utilisent une carte pour représenter l'évolution des prix, il n'est pas surprenant que l'on retrouve des traces de cette carte dans l'évolution même des prix, du territoire. Cette situation d'interactions complexes entre une carte et le territoire qu'elle représente est assez fréquente en économie. Nous allons maintenant montrer comment elle peut expliquer, évidemment en partie, le krach de 1987.
Les intervenants du marché1999 qui utilisent le modèle de Black Scholes ne sont pas conscients des prémisses qu'ils utilisent. Il y a en particulier une hypothèse essentielle du modèle qui est souvent oubliée: l'affirmation selon laquelle les actions des traders n'influencent pas les cours. Cette hypothèse est en flagrante contradiction avec la notion korzybskienne d'organisme-comme-un-tout-dans-un-environnement, puisqu'elle accorde aux prix une existence magique, indépendante des gens qui les fabriquent. L'impact de cette confusion de niveaux d'abstractions a été colossal en octobre 1987.
Pour pleinement saisir les enjeux du problème, il nous faut rapidement revenir (encore!) sur le modèle de Black et Scholes. Ces auteurs détaillent la méthode qui permet d'éliminer, selon le modèle, tout risque pour le vendeur d'une option. Cette méthode, que l'on nomme delta-hedge dans le jargon financier, consiste à détenir un portefeuille constitué de l'indice sur lequel porte l'option. La quantité d'indice à détenir est appelée delta et évolue avec les mouvements de l'indice. Si le gérant détient continûment ce portefeuille, il est assuré, sous les hypothèses de Black et Scholes, de ne courir aucun risque. C'est l'hypothèse d'assurance financière parfaite émise pour la première fois par Keynes. Il est particulièrement intéressant de voir l'évolution du delta avec le prix de l'indice: si l'indice monte, le delta augmente, si l'indice baisse le delta baisse. Donc, si l'indice monte, on cherche à acheter de l'indice pour atteindre le nouveau delta, alors que si l'indice baisse, on cherche à vendre. Cette stratégie contient en germe l'instabilité d'un marché financier.
Le comportement dit rationnel en microéconomie classique, et illustré par la célèbre loi de l'offre et de la demande, est tout autre. On peut le résumer au raisonnement élémentaire suivant: si le prix baisse, c'est moins cher, donc j'en veux plus et j'achète. Si le prix monte, c'est plus cher, donc j'en veux moins et je vends. Alors que ce processus est stable et conduit à l'équilibre de l'offre et de la demande, le processus d'assurance décrit dans le paragraphe qui précèdent est fondamentalement instable ; si le prix descend, je vends, donc le prix descend mécaniquement puisqu'il est directement fixé par le nombre d'acheteurs et de vendeurs. Puisque le prix est à nouveau descendu, je continue à vendre, etc. Cette attitude, presque infantile, découle directement d'une confusion d'ordres d'abstractions et d'une croyance aveugle en un modèle. En octobre 1987 le nombre d'opérateurs adoptant cette stratégie est devenu trop important et a provoqué le plongeon des cours.
On peut représenter graphiquement cette instabilité. Supposer que l'offre est constante sur un marché boursier est une hypothèse tout à fait raisonnable, puisque le nombre d'actions disponibles est à peu près constant. C'est donc l'évolution de la demande qui va faire évoluer les prix. Le comportement dit rationnel en microéconomie classique induit une fonction de demande décroissante du prix, alors que l'utilisation aveugle du modèle de Black et Scholes induit une forme croissante. Le prix est fixé par le point où l'offre et la demande s'égalisent.[4] Si la fonction de demande globale du marché est décroissante, une faible variation de demande ne provoque qu'une faible variation du prix. Au contraire, si cette fonction est croissante (même localement), une faible variation de la demande peut engendrer un saut important, une discontinuité du prix. Il se produit, au sens mathématique[5] du terme, une catastrophe. Les figures 3 et 4 illustrent cette propriété. Cette approche du problème trouve sa source dans Genotte et Leland [1990].
Figure 3: Ce diagramme indique
l'excès de demande en fonction du nombre d'agents dans le marché qui utilisent
la stratégie de Black et Scholes. On constate que la fonction de demande
devient décroissante au-delà d'un certain seuil.
Figure 4: Ce graphique illustre
un krach boursier lorsque la fonction de demande est localement croissante. Il
se produit une légère modification de l'excès de demande, qui décale l'excès de
demande de la courbe en traits pleins vers
la courbe en pointillé. Le nouveau prix d'équilibre (prix 2) est obtenu par
l'intersection de la courbe pointillée avec
l'axe 0, et l'on constate qu'il est très éloigné du prix 1. Si la courbe avait
été simplement décroissante, il est facile de voir que le nouveau prix aurait
été proche du premier.
Une carte inadaptée a donc saccagé le territoire qu'elle représentait (évidemment par le biais des utilisateurs de cette carte). Le plus drôle, c'est évidemment que la carte porte en elle-même le germe de son inefficacité, puisque les plongeons du prix qu'elle peut provoquer si on la suit aveuglement sont contraires aux hypothèses de hasard "raisonnable" et caractéristiques du hasard "sauvage"[6]. Insistons toutefois sur le fait que la carte de Black et Scholes n'a évidemment en elle-même aucun impact sur les cours, et que ce n'est que l'utilisation infantile qui est faite que l'on peut fustiger.
Certains auteurs se sont fondés sur le rapport de Nicholas Brady pour réclamer l'interdiction des produits dérivés, soi-disant facteurs de déstabilisation et à l'origine de graves crises financières. Nous pensons au contraire que l'analogie du couteau prend ici tout son sens: avec un couteau on peut manger sa viande ou tuer quelqu'un. Le couteau en lui-même n'est ni dangereux ni bénéfique, c'est l'usage qu'on en fait qui peut l'être. Les options sont certes des instruments risqués, dont le fonctionnement n'est pas toujours bien compris, mais les interdire serait injustifié. Les efforts de la théorie financière devraient plutôt se tourner vers des descriptions plus réalistes du fonctionnement des marchés. Eliminer la dichotomie stérile et élémentaliste qui oppose les prix et les agents nous paraît une étape essentielle et prometteuse. On ne peut que se féliciter de l'apparition de travaux allant dans ce sens (cf. par exemple Bouchaud et Cont 1998, Johansen et Sornette 1998 ou Farmer 1998)
[1] Si l'on étudie les variations quotidiennes des cours, la chute survenue en 1987 est la plus importante de l'histoire. En particulier, elle dépasse assez largement celle de 1929.
[2] La théorie est en fait plus complexe, puisqu'il s'agit d'une moyenne risque neutre actualisée, mais cela ne modifie en rien le raisonnement qui suit.
[3] Le terme "acceptable" a ici une significations très précise. Le prix de Black et Scholes est en effet le seul prix qui garantit qu'il est impossible de gagner de l'argent sans prendre le moindre risque. Cette propriété est à la base de la finance moderne.
[4] Il s'agit là d'une représentation schématique de la formation des prix, mais elle est à la fois très proche de la réalité empirique et suffisante à éclairer notre propos.
[5] Pour comprendre la notion mathématique de catastrophe on pourra se référer au livre remarquable de Demazure.
[6] Ces termes imprécis ont en réalité une définition mathématique bien établie sur laquelle nous ne pouvons nous étendre ici.