"Puis-je faire confiance à mes sens ?"


José Klingbeil

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A la dernière épreuve du Baccalauréat en juin dernier, une des questions posées lors des épreuves de philosophie a été la suivante : " Puis-je faire confiance à mes sens ? ". A cette question, une personne de la liste Internet a répondu " Quand ? ", en nous invitant ainsi à une réponse extensionnelle.

Le fait que nous soyons encore en vie après de nombreuses années prouve que nos sens nous renseignent de façon relativement fiable sur notre environnement. Par exemple, pour traverser la rue sans se faire écraser, il nous suffit d'utiliser nos perceptions visuelles et auditives (mais attention aux voitures électriques). A partir de là, nous pouvons évaluer s'il est trop dangereux de traverser. La réponse a notre question serait, dans ce cas, " oui ".

Autre exemple: je vois un câble électrique haute tension par terre. Aucun signe de danger perceptible n'en émane, jusqu'à ce que j'essaie de le toucher (et, à ce moment, c'est trop tard). Pour ma survie, il est donc plus important ici de ne pas faire confiance à mes sens. La réponse à notre question serait, ici, " non ".

Pour y voir plus clair et généraliser ce principe, aidons-nous du Différentiel Structurel de Korzybski (ci-contre). Prenons le cas de Médor, dont la structure nerveuse ne lui permet pas d'avoir conscience d'abstraire à partir de l'événement E. La seule chose dont il dispose est donc l'objet Oa, abstrait de E par l'intermédiaire de ses sens. Inutile de préciser ce qui arriverait à Médor s'il tombait sur un câble électrique et qu'il veuille 'jouer' avec. Malgré son ouïe plus développée que la nôtre, même traverser la rue présente plus de danger pour lui que pour nous. En effet, le niveau de E (événement) est plus important pour la survie que le niveau de O (objet), dans l'ordre naturel d'abstraction. La connaissance de l'existence de ce niveau est donc déjà un avantage. J'ai, de plus, conscience qu'un certain nombre de caractéristiques importantes sont laissées de côté (ficelles B1). Je sais donc que mes évaluations ne peuvent pas prendre en compte directement ces caractéristiques. Quelle peut alors être mon attitude ? Je peux copier Médor dans ses réactions nerveuses et ignorer l'importance éventuelle de ces caractéristiques pour ma survie, à mes risques et périls. Je peux aussi étudier plus avant ce niveau événementiel et découvrir ces caractéristiques non prises en compte, en utilisant les capacités de mon cerveau.

Remarquons que, sur le Différentiel Structurel, la suite des étiquettes L1, ..., Ln des niveaux verbaux vient boucler sur E. Les niveaux d'abstraction supérieurs (notamment ceux fournis par les sciences) me permettent d'étudier E et de déterminer des caractéristiques telles que " haute tension ", " substance fortement toxique ", " radioactivité ", etc., qui ne sont pas directement perceptibles par nos sens. Nous construisons des outils capables de les mettre en évidence et les utilisons dans les environnements à haut risque (centrales électriques, usines chimiques, centrales nucléaires, etc.). C'est ce mécanisme, et donc la conscience d'abstraire, qui nous permet de mieux nous adapter à notre environnement que Médor, qui est obligé de " faire confiance à ses sens " parce que, pour lui, il n'existe 'rien' d'autre.

Sans doute est-il caractéristique de notre époque et de ses réactions anti-scientifiques, que dans le 'corrigé' du bac, aucun épistémologue (Korzybski encore moins) n'était suggéré comme référence. Il nous reste beaucoup de travail avant que la science puisse nous amener à la sanité.