Présentation de la Sémantique Générale

José Klingbeil

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Alfred Korzybski et son oeuvre

Alfred Korzybski est né à Varsovie (Pologne), le 3 juillet 1879. Il y poursuit des études d'ingénieur chimiste à l'Institut Polytechnique. Il étudie ensuite en Allemagne et en Italie, notamment à Rome où il réside plus d'un an. Ces études l'amènent à parler couramment plusieurs langues.

Au début de la première guerre mondiale, il s'engage comme volontaire dans la 2ème Armée russe, où il est blessé, puis est attaché à l'Etat Major du service du Renseignement. Envoyé au Canada et aux U.S.A. en tant qu'expert d'artillerie de l'armée russe, il devient ensuite officier de recrutement pour l'armée franco-polonaise aux U.S.A.

A la fin des hostilités, profondément bouleversé par les terribles expériences de la Guerre, auxquelles il fait d'ailleurs allusion dans le premier essai traduit dans ce volume, il décide de s'établir aux Etats-Unis. En 1921, il y publie son premier ouvrage, Manhood of Humanity: The Science and Art of Human Engineering [E. P. Dutton, New York, U.S.A.]. Pendant les 12 années qui suivent, Korzybski travaille à développer ses théories. Cette période s'achève en 1933 par la publication de Science and Sanity: An Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics [International Non-Aristotelian Library Publishing Company, New York, U.S.A.]. La sémantique générale était née. Cet ouvrage monumental est son chef-d'oeuvre et la 'bible' de cette discipline.

Dès lors et jusqu'à la fin de sa vie Korzybski s'emploiera à développer et diffuser la sémantique générale. En 1937, il donne un séminaire à Olivet College, dont la transcription sera publiée en 1939. En 1938, il crée l'Institut de Sémantique Générale (IGS), à Chicago [actuellement installé à Englewood, New-Jersey]. Il passe les années qui suivent à donner des séminaires et organiser des congrès, et à en développer les applications dans de nombreux domaines de la connaissance.

En 1945, l'auteur de science-fiction A. E. van Vogt, très impressionné par la lecture de Science and Sanity, publie en épisodes dans le magazine de science-fiction Astounding ce qui deviendra en 1948 le premier roman de la série des Non-A : Le Monde des Non-A. Dans ce roman, le héros appelé Gilbert Gosseyn (" go sane " : celui qui va sainement, en référence à la " sanité " de Korzybski) vit dans un monde où l'entraînement à la sémantique générale est devenu le critère de sélection pour l'Humanité. Les individus les mieux entraînés sont envoyés sur la planète Vénus (à l'époque, les sondes Pioneer 12, 13 et Magellan n'avaient pas encore déterminé quel 'enfer' cette planète pouvait constituer), monde anarchique où les heureux élus travaillent de concert sans avoir besoin d'un quelconque système de gouvernement, ni de police. Ce roman et son fantastique retentissement attirèrent l'attention sur les travaux de Korzybski et de son Institut. Sa traduction en français par un Boris Vian enthousiaste, en 1953, est pour beaucoup à l'origine de l'intérêt pour la discipline en France. Ce livre aura une suite, Les Joueurs du Non-A et, beaucoup plus récemment, une fin : La Fin du Non-A.

Vers la fin de sa vie, Korzybski publie quelques textes importants récapitulant brièvement la discipline et ses derniers développements. Parmi ceux-ci, l'article General Semantics [La sémantique générale] paru dans l'American People's Encyclopedia, un 'credo' écrit pour une conférence internationale What I Believe [Ce que je crois] et The Role of Language in the Perceptual Process [Le rôle du langage dans les processus perceptuels] paru dans le livre Perception : An Approach to Personality.

Alfred Korzybski meurt à Sharon, Connecticut, en 1950. L'ensemble de ses écrits occupe, sous sa forme papier, moins de trente centimètres linéaires sur une étagère. Pourtant, comme le disait M. Kendig, directrice de l'Institut de Sémantique Générale, dans sa préface à la deuxième édition de Manhood of Humanity: " Rarement, sinon jamais, si peu de chose aura représenté autant pour la compréhension et le progrès humains. "

L'Institut de Sémantique Générale et la Société Européenne de Sémantique Générale

L'Institut de Sémantique Générale poursuit ses activités, sous la direction de M. Kendig, puis de Charlotte Schuchardt Read qui fut l'assistante de Korzybski. L'enseignement de la discipline se répand dans les universités américaines, grâce à certains professeurs et écrivains tels que Wendell Johnson, Irving J. Lee, Harry Weinberg et S. I. Hayakawa. Quelques-unes des formulations de la sémantique générale s'y fondent, perdant la trace de leur origine dans le processus. En 1943, une association - L'International Society for General Semantics - est créée sur la côte ouest des Etats-Unis, à San Francisco, et publie de nombreux ouvrages de vulgarisation.

En 1990, l'IGS publie un volume regroupant l'ensemble de ses articles et une partie de sa volumineuse correspondance sous le titre Alfred Korzybski, Collected Writings : 1920-1950. Ce livre complète les ouvrages de Korzybski, Manhood of Humanity et Science and Sanity, et donne un aperçu de l'histoire de la genèse et du développement de la discipline de 1920 à 1950.

Parallèlement, au début des années 60, Severen L. Schaeffer, représentant de l'IGS, s'installe en France où il donne de nombreux séminaires dans les entreprises, formant les cadres de grandes sociétés du secteur public et privé. Deux articles de Gabriel Veraldi dans la revue Planète s'y réfèrent et des groupes se forment. Plusieurs associations consacrées à la sémantique générale se succéderont, pendant les trente années suivantes.

En 1996, grâce au développement d'Internet en France, un groupe de personnes fonde la Société Européenne de Sémantique Générale (European Society for General Semantics, ou ESGS), notamment autour d'un grand projet de traduction en français de Science and Sanity, projet plusieurs fois amorcé par des personnes isolées, mais qui ne fut jamais mené à terme. En effet, la tâche considérable (plus de 800 pages) et les difficultés de traduction liées à la nécessité d'une grande rigueur exigeaient un travail de groupe, grandement facilité par des moyens informatiques et de communication économiques, qui n'ont été disponibles que très récemment. L'objectif de l'ESGS est de favoriser la connaissance et de répandre la pratique de la sémantique générale dans l'ensemble des pays européens.

La sémantique générale et son influence

Le nom de " sémantique générale ", choisi par Korzybski pour désigner ce nouveau système non-aristotélicien, reflète l'importance que celui-ci accordait aux langages et à leurs structures. Korzybski a notamment montré que la supposition d'Aristote concernant l'universalité de la forme sujet-prédicat était fausse, les formulations exprimant des relations asymétriques (" plus grand que ", " plus petit que ", " avant ", " après ", " devant ", " derrière ", etc.) étant rebelles à une telle décomposition. Ces relations asymétriques sont ainsi devenues une base de départ pour le nouveau système et expliquent la place centrale que Korzybski a accordée aux sciences (mathématiques non-euclidiennes et physique non-newtonienne) dans sa discipline.

Parallèlement, de nombreuses disciplines, et notamment les sciences elles-mêmes, se sont intéressées aux implications des structures de leur langage spécifique et des limites qu'elles imposent parfois à nos modes de 'pensée', ainsi qu'à nos perceptions et possibilités de visualisation. Ainsi, sont apparues les méta-mathématiques. L'épistémologie s'est développée de façon spectaculaire: nous nous passionnons pour les implications 'philosophiques' des nouvelles théories scientifiques et certains canulars comme " l'affaire Sokal " déclenchent une interminable polémique.

Cependant, le nom de " sémantique générale " ne rend pas bien compte de l'étendue du système développé par Korzybski. Il inclut comme cas particulier le système aristotélicien (c'est pourquoi il ne s'agit pas d'un système anti-aristotélicien), de la même façon que les théories d'Einstein rendent compte des résultats de Newton lorsque les vitesses relatives sont négligeables par rapport à la vitesse de la lumière. Contrairement à ce que son nom pourrait suggérer au lecteur occasionnel, la sémantique générale n'est pas une branche de la sémantique, pas plus qu'une généralisation de cette discipline. Ses objectifs sont au moins aussi étendus que ceux du système aristotélicien, tout en prenant en compte les derniers enseignements que nous pouvons tirer des sciences modernes.

Avec un champ d'applications aussi vaste, il paraît normal que la sémantique générale ait eu une influence considérable. Au delà de la filiation directe, via l'Institut américain et ses associations affiliées, elle a influencé de nombreuses disciplines, parfois explicitement, parfois plus implicitement. Nous connaissons (presque) tous " Une carte n'est pas le territoire qu'elle représente " (souvent déformé en " La carte n'est pas le territoire "), mais combien savent que cette formulation est une des trois prémisses fondamentales de la sémantique générale ?

Au-delà de cette simple formule et à la base du système que constitue la sémantique générale, il y a une définition fonctionnelle de l'Homme. Avant Korzybski, les 'métaphysiciens', 'philosophes', 'psychologues', etc., s'appliquaient à dire ce que l'homme était (un animal, un animal plus quelque chose de 'divin', un 'dieu' moins quelque chose, etc.). Korzybski, se démarquant de toutes ces attitudes, s'attacha à dire ce que l'homme faisait. Il baptisa ainsi " time-binding " cette capacité typiquement humaine qui permet potentiellement à chaque génération humaine de commencer (approximativement) là où s'est arrêtée la génération précédente, et qui fait que nos enfants n'auront pas à réinventer le feu, la roue, l'eau chaude, les ordinateurs, etc. Bien que rarement rendue explicite, cette formulation a conquis bien des domaines de la connaissance (épistémologie, sociologie, 'psychologie', etc.). Cette définition fonctionnelle de l'Homme apparut pour la première fois en 1921 dans Manhood of Humanity et est à l'origine des longues recherches qui aboutirent en 1933 à la publication de Science and Sanity. Sans doute est-ce l'un des apports fondamentaux de Korzybski et de la sémantique générale à la connaissance de l'Homme.

Un autre de ces apports est la mise en évidence de l'identification (où confusion d'ordres d'abstractions) comme facteur psychopathologique. La majeure partie des traitements 'psychologiques' actuels sont fondés, explicitement ou non, sur l'élimination de ce facteur des réactions sémantiques du patient. Là encore, ces apports sont parfois explicitement reconnus par certaines écoles, telle celle de Palo Alto, fondée par Don Jackson et Gregory Bateson.

Mais il y a de nombreux autres apports, moins connus. L'utilisation des guillemets pour souligner le caractère douteux des termes utilisés est maintenant passé dans le langage 'corporel': ainsi certaines personnes lèvent les mains et agitent les index des deux mains en dessinant des guillemets dans l'air. L'utilisation du trait d'union, pour constituer de nouveaux mots intégrant les divers aspects de leurs constituants élémentaires, a aussi envahi notre vocabulaire (par exemple dans espace-temps, psycho-somatique, neuro-linguistique, etc.). Citons également la 'découverte' et l'importance des niveaux silencieux (in-dicibles), la modélisation du système par le Différentiel Structurel, les ordres et niveaux d'abstractions, l'orientation extensionnelle, la conscience d'abstraire, etc.

A propos de ce livre

Vous trouverez dans ce livre deux des derniers textes de Korzybski—l'articleLa sémantique générale, paru dans l'American People's Encyclopedia, et une nouvelle traduction de Le rôle du langage dans les processus perceptuels. Vous y trouverez également la traduction de la préface à la première édition de Science and Sanity. Les deux premiers textes constituent d'excellentes présentations de la discipline, dans des formats différents, l'un étant un article descriptif pour une encyclopédie, l'autre apportant un éclairage plus appuyé sur l'influence de la structure du langage sur nos perceptions. La préface de Science and Sanity vous permettra de prendre la mesure de cet ouvrage, en attendant qu'en paraisse enfin la traduction complète.