Une Petite Application


par Henri Landier

Il y a de cela plus de trente ans, je travaillais dans les houillères de Lorraine, comme ingénieur du fond. Un jour, mon supérieur direct, ayant eu connaissance d'un déficit de pression dans l'alimentation en air comprimé des moteurs du fond, m'appela et me dit: " Vous allez faire procéder à une série de contrôles sur votre réseau d'air comprimé. S'il y a manque de pression, c'est dû aux fuites. "

Appelons ceci l'évaluation 1, soit E1. A partir d'une observation (le manque de pression), il y a une inférence (ceci provient des fuites sur le réseau) d'où découle un comportement (contrôler le réseau). Simple, non ?

Rentré dans mon bureau, j'examinai le problème avant de commander les contrôles en question. J'avais à l'époque commencé à étudier la sémantique générale, et l''idée' me vint d'appliquer les trois principes à ce problème. Premières phrases: " ce qui se passe n'est pas ce qu'il me dit " et " ce qu'il me dit ne recouvre pas tout ce qui se passe ". Fort bien, mais ceci ne m'avançait pas beaucoup ! Je continuai donc: " c'est donc qu'il se passe éventuellement 'autre chose' ". Oui, certes, mais ma position de principe ne me menait pas loin, et ne me donnait pas la science infuse !

Alors je pris un papier et un crayon et dessinai quelque chose comme ceci:

Puis, encadrant ce premier croquis, j'en fis un second, traduisant le "pas tout" en un cadre plus grand, commençant à l'atmosphère avant les compresseurs à la surface, et se terminant à l'atmosphère après les moteurs au fond de la mine. Ceci donnait quelque chose comme cela:

Le but de ce court papier n'est pas de faire un cours de physique appliquée, aussi vais-je simplifier la suite. L'évaluation E1 conduisait uniquement à "boucher des fuites"; il n'en fut pas de même pour l'évaluation que je fis par la suite et que j'appellerai E2.

Tout d'abord nous trouvons un compresseur à la surface, un compresseur "volumétrique", ce qui signifie qu'il comprime des m3 d'air puisés dans l'atmosphère. Or la pression atmosphérique variable, de même que l'humidité variable de l'air et la température faisaient qu'un m3 aspiré contenait plus ou moins d'air sec: imaginez la différence avec des pressions barométriques de 950 mb ou 1030 mb et des températures de -15°C à +30°C.

Sur la conduite étaient disposés des purgeurs, chargés d'éliminer la vapeur d'eau mélangée à l'air comprimé: en conséquence, l'air comprimé qui arrivait aux moteurs peut être grossièrement qualifié de sec.

Enfin, dans le fond de la mine, la température était relativement constante, été comme hiver. Dans ces conditions, l'énergie disponible était approximativement proportionnelle au poids d'air sec distribué au fond, et on a vu que ce poids dépendait de façon importante de la pression atmosphérique, de la température et de l'humidité de l'air.

La fréquence des ennuis me permit alors, tout en faisant améliorer l'étanchéité du réseau, de dire à mon supérieur ceci: " Notre compresseur principal est trop juste. Nous serons—comme nous le sommes déjà—amenés à mettre en service le compresseur de réserve dès que le temps sera humide, le baromètre bas, et la température élevée ".

Et effectivement les observations fines qui furent faites montrèrent la justesse de la prévision.

"Une carte n'est pas le territoire qu'elle représente": ni celle de mon supérieur, ni la mienne n'étaient "ce qui se passait". Si la carte de mon supérieur ne recouvrait pas tout ce qui se passait, la mienne non plus, bien que le fait d'avoir pris conscience de cette non-toutité (non-allness) m'avait permis d'améliorer la mienne, et donc d'agir plus efficacement."

Mais le point qui me parut de loin le plus amusant fut l'application du troisième principe: "une carte [est] auto-réflexive". Mon patron s'était contenté de peu de chose, pour de multiples 'raisons' possibles, comme la charge de travail ou la paresse, ou encore l'oubli de ses connaissances d'ingénieur, etc. Quant à moi, soyons honnêtes, j'éprouvais un malin plaisir à lui démontrer qu'il n'avait pas tout vu !