Il y a essentiellement deux utilisations du verbe "être" : le "être" d'identité, et le "être" prédicatif, qui prennent respectivement la forme :
(1) Groupe nominal1 + ÊTRE + Groupe nominal2 (identité)
(2) Groupe nominal + ÊTRE + Groupe adjectival (forme prédicative)
où ÊTRE représente une forme conjuguée du verbe "être".
L'utilisation de la forme (1) produit immédiatement des abstractions de haut niveau qui conduisent le lecteur à des jugements prématurés. Considérons par exemple :
(3) Jean est un fermier.
Une telle identification a pour conséquence immédiate de provoquer
-au moins- une abréviation injustifiée. Considérons par
exemple les trois assertions suivantes au sujet de "Jean" :
(4) Jean exploite un hectare.
(5) Jean possède et exploite une entreprise agricole de 2000 hectares.
(6) Jean reçoit de la Communauté Européenne 100kF par an
pour maintenir ses terrains en jachère.
Nous pourrions même passer à une autre dimension :
(7) Jean, après avoir passé toute sa vie à Paris, vient
de s'acheter une ferme.
(8) Jean est né à la ferme et y a travaillé durant 61 ans.
Bien que les phrases de (4) à (8) s'appliquent à des "Jeans" tout à fait différents, la plupart des gens font sans hésiter le saut de l'une de ces phrases à (3). La Sémantique Générale prétend que (3) ne constitue pas une abstration de haut niveau valide résultant d'observations telles que (4) à (8) ; elle prétend au contraire que (3) constitue une abréviation potentiellement incorrecte, et assurément inadéquate, d'une situation plus vaste.
Bien entendu, eu égard à l'unicité des structures au niveau événementiel, et au caractère procédural de la "réalité", aucune structure ne peut s'identifier rigoureusement à une autre, ou même à elle-même en un autre instant. Donc nous nions catégoriquement la validité de toute relation d'identité. En conséquence, aucune structure linguistique qui exprimerait ou supposerait la relation d'identité ne rend correctement compte de la "réalité". Comme dirait Korzybski : "La carte n'est pas le territoire".
Dix ans avant Korzybski, George Santayana illustrait ce propos assez poétiquement :
Le petit mot être a ses tourments : il nomme et identifie des choses différentes avec la plus parfaite innocence ; et pourtant, il n'y a pas deux choses identiques, et si là réside le charme de les marier et de les appeler une, là aussi réside le danger.
Chaque fois que j'utilise le mot être, sauf dans les pures tautologies, je l'utilise à très mauvais escient ; et lorsque je découvre mon erreur, le monde semble s'écrouler, et les membres de ma famille ne se connaissent plus les uns les autres. (25, p. 123.)
Passons à présent à la forme prédicative, telle qu'elle apparait dans les phrases suivantes :
(9) La terre est plate.
(10) La terre est ronde (sphérique).
(11) La terre est un peu en forme de poire.
Le verbe "être" porte une énorme charge intellectuelle de complétude, d'aspect définitif, et d'indépendance par rapport au temps. Et pourtant, chacune des phrases de (9) à (11) décrit la terre de manière convenable pour certains besoins restreints. Cette condition duale -adéquat/inadéquat- semble caractéristique de l'utilisation de "être" dans les formes prédicatives, et explique à la fois son charme et le danger qu'elle représente.
Les premières présentations de la méthodologie de Korzybski n'ont à l'évidence pas explicité clairement la notion du "est de prédicat", malgré son importance. Les logiciens classiques ont depuis longtemps nommé "assertions sujet-prédicat" les phrases contenant le "est de prédicat" comme principal terme relationnel. Comme le dit Bertrand Russell :
La croyance, ou la conviction inconsciente, que toutes les propositions sont de la forme sujet-prédicat, en d'autres termes que chaque fait consiste en une chose ayant une propriété, a rendu la plupart des philosophes incapables de rendre compte du monde de la science et de la vie quotidienne. (24, p. 24)
Notez au passage que les écrits de Russell et de Korzybski contiennent une ou plusieurs utilisations du "est d'identité". (voir Note 3)
Nous nous accorderons, j'en suis sur, pour penser que les utilisations du "est d'identité" et du "est de prédicat" ne reflètent pas les évènements extérieurs comme nous les percevons. Pour les obstinés parmi nous qui souffrent de biais doctrinaires, ou qui n'ont pas suivi, je me permets de récapituler :
Nous avons consacré l'essentiel de ce qui précède à une discussion des raisons épistémologiques d'éviter les utilisations sémantiques des "être" d'identité et de prédicat. Il y a d'autres utilisations de ce verbe, bien sur, parmi lesquelles :
(12) Auxiliaire (Jean est en train de lire).
(13) Existence (Je suis. Descartes a été).
(14) Localisation (Jean est ici. Ceci n'est ni ici ni là).
Il paraît que I.A.Richards aurait énuméré 23 utilisations différentes du verbe "être", mais l'auteur n'a pas vu l'article en question.
Pendant des années, comme nous l'avons noté précedemment, certains ténors de la pensée critique ont fustigé l'utilisation du "est d'identité" et du "est de prédicat", tout en continuant à les utiliser. Les tentatives "au coup par coup" pour éviter l'emploi d'"être" ont échoué. E-Prime fournit une discipline simple qui marche. Même Korzybski et certains de ses meilleurs étudiants tombaient régulièrement dans ce que nous pourrions nommer "le piège du est". Donnons trois exemples de ce piège à l'oeuvre :
Ces trois penseurs critiques, sensibles à la linguistique, ne pouvaient apparemment pas éviter les emplois indésirables du verbe "être", tout en s'autorisant le luxe des autres emplois. Du moins c'est ce qu'ils ont écrit et dit.
L'influence de E-Prime sur l'écriture et le discours.
Dans cette partie de l'article, nous présentons quatre des principales conséquences de l'utilisation de E-Prime dans les expressions écrites et parlées.
a.Disparition de questions. On ne peut tout simplement pas poser certaines questions, d'aucuns diraient des pseudo-questions, qui ont préoccupé beaucoup de gens. Qu'est-ce que l'Homme? Qu'est-ce que la Femme? Est-ce de l'art? Quel est mon destin? Qui suis-je? De telles questions, par leur structure sémantique, posent les bases d'identifications et de confusions dans les niveaux d'abstraction. Elles tendent à conduire à un discours dans lequel l'éventualité de la création d'information utile ou d'échanges fructueux décroît rapidement. Il vaudrait mieux poser des questions à un niveau d'abstraction inférieur, telles que : Qu'est-ce qui caractérise l'homme ou la femme uniquement? Quel rapport puis-je entretenir avec cette forme d'art? Que puis-je faire pour améliorer mes possibilités futures? Puis-je avoir un autre verre?
b.Disparition de questions internes. De nombreuses écoles de psychothérapie ont reconnu l'importance des assertions muettes que nous tenons pour vraies à propos du monde et de nous-mêmes. D'autres écoles, en particulier la "thérapie rationnelle", développée et pratiquée par le docteur Albert Ellis, reconnaissent aussi l'importance de ce que nous nous disons à nous-mêmes, vocalement ou sous-vocalement. "Bêtise auto-suggérée", ainsi que Ellis nomme les formes indésirables de ce comportement. Nous avons tous rencontré des gens dont la vie se dégrade au fur et à mesure qu'ils se répètent des phrases telles que : "Je suis un perdant, donc..." "Je suis un gagneur, donc..." "Elle est catholique, donc..." "Il estjuif, donc..." "Je suis un enseignant, donc ce que je fais doit enseigner..." "Puisque je suis le chef de famille..."
c.Abréviations. Certaines formes du verbe "être" encouragent, et facilitent, l'élaboration d'assertions abrégées qui s'avèrent ne faire passer que peu ou pas du tout d'information, bien que nous nous comportions souvent comme si elles en contenaient. Par exemple, on rencontre souvent des phrases vides de sens, telles que : "Il est clair que..." "Les affaires sont les affaires" "Le problème n'est qu'une question de sémantique". Prenons cette dernière affirmation. Bien que la plupart des problèmes des gens fassent intervenir d'importants aspects sémantiques (souvent non explorés car non perçus), ces questions ne vont pas s'évaporer du seul fait qu'on les a reconnues comme telles. Certaines personnes utilisent "C'est juste de la sémantique" pour couper court à la discussion. On devrait répondre efficacement à de telles affirmations : "Oui, du moins en partie. Alors essayons de tirer ces questions sémantiques au clair".
d.Retour des acteurs. Ainsi qu'on l'a mentionné, E-Prime rend assez difficile l'utilisation de la voie passive. Il se peut que l'on doive recourir à des constructions un peu tirées par les cheveux. Plutot qu'un inconvénient, celà représente l'une des plus grandes contributions de E-Prime. Cet aspect de E-Prime force ses utilisateurs à ramener les acteurs explicitement au premier plan, ou à indiquer qu'ils ignorent qui a effectué l'action. Par exemple, beaucoup d'auteurs d'articles techniques ou scientifiques oublient que l'objectivité réside dans les personnes qui ont conduit les différentes expériences, etc., plutot que dans la forme passive utilisée pour présenter les résultats. Je connais deux exemples où des scientifiques ont appliqué intégralement E-Prime à leur compte-rendu, parce que cette technique les obligeait à expliciter des détails initiaux importants. Le premier cas concerne la rupture d'un capteur sur un satellite, et le second le fait qu'un membre de l'équipe n'avait pas mis en route une antenne. Dans les deux cas, les compte-rendus initiaux disaient quelque chose comme "Les données n'étaient pas disponibles". En creusant ensuite pour identifier les acteurs, on a mis au jour des informations essentielles.
Politique et langage
Dans les années qui ont immédiatement suivi la Première Guerre Mondiale, Alfred Korzybski a constaté la différence fondamentale entre les conséquences de l'activité de l'ingénieur et du scientifique d'une part, et les fruits de l'activité politique d'autre part. Il a mis l'accent sur le fait que, lorsque des ingénieurs construisent un pont, en général il fonctionne comme prévu, mais que lorsque des politiciens "construisent" un traité, il s'écroule généralement, entrainant de grandes souffrances humaines.
L'analyse de Korzybski l'a conduit à la conclusion que le facteur fondamental, responsable de cette différence de résultats, réside dans la structure des langages employés respectivement par ceux qui construisent des ponts et ceux qui construisent des gouvernements. Les ingénieurs et les scientifiques emploient un langage (les Mathématiques) qui a une structure similaire à celle des ponts, et donc le langage produit quelque chose que l'on peut prédire. En revanche, les politiciens emploient d'habitude un langage de structure archaîque qui a recours à une terminologie statique pour décrire des phénomènes humains et socio-économiques dynamiques. Ainsi que l'a souligné Korzybski, à moins qu'un traité, une constitution, etc., n'incorpore ce genre de différenciation entre statique et dynamique, on peut s'attendre à des conséquences indésirables et instables.
En d'autres termes, Korzybski a énoncé dans ses ouvrages que les institutions sociales dynamiques doivent à terme s'écrouler, dès lors qu'on les fonde sur des prémisses statiques. Si nous étudions sémantiquement cette question, nous nous apercevons que l'utilisation du verbe "être" constitue la principale source de prémisses statiques et d'assertions statiques en Français courant.
Ayant reconnu le rôle insidieux que "être" peut théoriquement jouer dans les contextes socio-politiques, l'auteur a analysé quelques documents politiques incontournables. L'objectif consistait à déterminer dans quelle mesure le langage utilisé dans ces documents faisait montre d'un caractère statique, dénoté par leur recours au "est d'identité" et au "est de prédicat".
Il a choisi d'étudier les documents politiques suivants :
a. La Constitution des Etats Unis.
b. Le manifeste du Parti Communiste.
c. Le Prince de Machiavel.
d. Le Livre Bleu de Robert Welch.
e. La Politique d'Aristote.
TABLE I ETUDE DE DOCUMENTS POLITIQUES Pourcentage de phrases Phrases contenant au moins un "est" Document dans l'échantillon d'identité ou de prédicat ____________________________________________________________________ Constitution des U.S.A. a. corps principal a. 99 b. 20.2 b. complète 166 b. 21.6 Manifeste du P.C. 444 b. 26.2 Le Livre Bleu 207 48.8 Le Prince 175 53.6 La Politique 188 60.1 _____________________________________________________________________ Notes: a. Sans les amendements. b. Le document complet, et non un échantillon. _____________________________________________________________________
La Table I montre les résultats de l'analyse de phrases dans les documents mentionnés ci-dessus. Il peut y avoir une distorsion dans les résultats, du fait que les deux derniers textes résultent de traductions. Cependant, la langue d'origine, dans les deux cas, appartenait à la famille Indo-Européenne, et on peut donc supposer que la distorsion influe peu. Il semble que Marx et Engels aient rédigé le Manifeste dans plusieurs langues, y compris l'Anglais. Il semble que Engels ait relu et corrigé la version anglaise qu'on a utilisée.
Dans ce que nous soutenons, le rangement des résultats de la Table I en fonction du nombre croissant d'utilisations de l'identité et de la forme prédicative montre une corrélation précise avec la flexibilité et la puissance de la Constitution des E.U. par rapport à la stérilité du cauchemar de Mr.Welch, et au dogmatisme rigide d'Aristote. Nous prétendons que ces résultats donnent une illustration quantitative de la thèse de Korzybski.
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